Quel(s) matérialisme(s) pour l’écosocialisme ?

Françoise Gollain

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Je commencerai par rappeler d’où je viens. Ma conception d’un écosocialisme - c’est-à-dire un socialisme antiproductiviste moins en guerre avec le vivant - a été profondément influencée par l’œuvre d’André Gorz. C’est à dire une pensée humaniste qui a sa source dans la philosophie sartrienne de la conscience, supposant notamment la dichotomie nature/liberté. Bref, une posture anthropocentrique assumée qui m’a semblé présenter à la fois une force mais aussi bien sûr des limites - particulièrement ces dernières années quand j’ai pris la mesure du changement de paradigme majeur amené par les humanités environnementales qui se rassemblent sur des conceptions post-dualistes, en déconstruisant les partages rigides hérités de la modernité : culture/nature ; humain/non humain ; sujet-objet, etc.

C’est évidemment le sens du fameux tournant non humain ou tournant ontologique en France qui a favorisé un décentrement bénéfique du regard. Je rappelle que, pour Philippe Descola, le concept de nature a fait son temps.

Récemment, j’ai aussi commencé à m’intéresser aux débats suscités par le new materialism (nouveau matérialisme). Voici quelques noms parmi les plus connus : Manuel De Landa, des féministes posthumanistes : Jane Bennett, Karen Barad, Rosi Braidotti et, avant cela, Donna Haraway.

Il ne s’agit pas d’un corpus théorique aux contours bien définis, mais d’approches développées à partir du milieu des années 1990 en réaction à une lecture du réel au prisme du langage. Son impulsion est la mise en cause d’une conceptualisation discursive, représentationnelle de la matière. Barad insiste particulièrement sur ce point.

Ce nouveau matérialisme représente un courant multiforme extrêmement influent dans l’aire anglophone, mais il est largement issu d’une lignée française : curieusement pas Descola mais Gilles Deleuze & Félix Guattari et plus encore Bruno Latour qui lui a fourni son assise conceptuelle dans la mesure où il plaidait pour une considération théorique de la matérialité active (et non inerte) du monde. Pour cette présentation, je me référerai donc à la fois à des écrits français et étrangers.

Tous se fondent sur une position anti-essentialiste selon laquelle les relations sont constitutives des êtres. Il y a un caractère premier de la relation, et non de substances séparées préexistantes selon une logique substantialiste. En particulier, ils mettent puissamment en exergue les interdépendances multiples et constitutives entre humains et ce qui relève du non-humain. (Voyez par exemple l’ontologie de la relation de Baptiste Morizot mise en avant dans l’article de la bibliographie jointe pour cette séance et reproduite ici).

Ce matérialisme d’un type nouveau prolonge positivement l’écologie qui est, depuis le début, une pensée relationnelle, et l’enrichit. À ce titre il est susceptible d’enrichir un projet d’émancipation. Pour autant, je considère comme nécessaire une évaluation critique de certains présupposés philosophiques qui sous-tendent cette pensée de la matérialité.

Les principaux éléments du nouveau matérialisme

Le corpus est déjà important et je précise que je n’en suis pas spécialiste. C’est pourquoi je ferai un rappel de ses éléments saillants seulement, essentiellement pour mettre en évidence un certain nombre d’apories qui sont globalement liées à une appréhension du fait que la détermination – d’un état de fait ou un événement - est toujours multiple.

Vous le savez, la théorie de l'acteur réseau introduit en sociologie par Michel Callon soutient que toute action individuelle comme collective met en jeu de multiples ramifications matérielles. Ceci ouvre à une notion posthumaniste de l’agentivité comme effet relationnel. Il y a modification réciproque entre diverses entités du monde au sein d’enchevêtrements socio-matériels. Toutes ces entités fabriquent le monde qui résulte d’un foisonnement d’agentivités de toutes sortes, humaines et non humaines – y compris dans le cas du changement climatique.

Cette intrication de l’humain avec un environnement plus qu’humain est donc rendue par la notion d’agentivité « distribuée » entre des entités et facteurs multiples dont l’association contingente produit des « assemblages » ou des « collectifs » caractérisés par leur fluidité et leur absence de prédétermination.

Latour utilise le terme d'origine spinoziste “puissance d'agir” précisément pour détacher agency de l'intentionnalité humaine qui n’est qu’une forme d’agentivité parmi d’autres et abolir toute hiérarchie entre puissances d’agir qui toutes se voient attribuer l'historicité. Nous avons donc une ontologie plate : n’importe quelle entité introduisant une différence, provocant un effet, est considéré comme un actant.

Conséquence essentielle donc, ce refus de parler de la matière en termes réductionnistes conduit à la dissolution de la distinction analytique entre sujets humains actifs et objets passifs. Dans cette perspective, parler de conscience, de réflexivité et de subjectivité revient à occulter l’existence d’une multiplicité de processus.

Il faut noter ici l’apport en anthropologie du multinaturalisme perspectiviste d’Edouardo Viveiros de Castro mais également de la biosémiotique ; d’où une acception très large du terme de « point de vue », s’inspirant du biologiste Jakob von Uexküll chez qui l’Umwelt désigne le monde subjectif autocentré d’un organisme, et de Gilbert Simondon, pour qui il y a communication dès lors qu'il y a réception d'information même sans intention.

Dernier élément : il s’agit, bien qu’à des degrés divers, d’un matérialisme vitaliste. A l’encontre d’un matérialisme mécaniste, on avance que la matière elle-même est vivante, capable d’autocréation. Cette position est inspirée de la théorie spinozienne de l’immanence selon laquelle le divin est présent dans le monde matériel et non extérieur à lui. Bennett parle ainsi du pouvoir des choses (power of things). Dans l’ontologie de Braidotti, le vivant est compris comme un procès anonyme, primordial et méta-historique. Elle appelle « Zoe » la structure dynamique auto-organisatrice de la vie elle-même » et souscrit à un monisme selon lequel la totalité de l’univers est une seule substance infinie et indivisible.

Ce matérialisme animiste présente plusieurs difficultés qui font que cette matrice conceptuelle n’a peut-être pas entièrement la portée émancipatrice qu’elle revendique. Comme l’ont souligné des critiques avec lesquels je suis en accord, elle n’offre pas suffisamment d’outils théoriques pour analyser finement la nature différente des entités en relation et l’asymétrie dans les relations socio-écologiques. Pour cette présentation, je m’inspirerai tout particulièrement des articles de Ståle Knudsen, Suzanne Lettow et Oscar Svensson, de la réflexion de la philosophe britannique Kate Soper et enfin du livre Avis de tempête d’Andreas Malm sur lequel je reviendrai.

Premier point d’achoppement : la question de la subjectivité

La mise en exergue de la matérialité active de l’univers, et même la subjectivation de la matière, peut faire le lit d’une occultation du rôle de la subjectivité douée de réflexivité au nom de la remise en question de l’exorbitant privilège du cogito.

Même lorsqu’elle n’est pas occultée, une contradiction me semble patente :

La revue en ligne Terrestres a reproduit un article de Tobias Skiveren, un des tenants de la théorie des affects (affects theory) qui vise Malm. Il attaque le dogmatisme méthodologique des écomarxistes qui considèrent la critique comme élément indispensable de toute théorisation et disqualifient quiconque mobilise d’autres ressources théoriques. L’argument, commun à de nombreux textes de ce courant, est que la catastrophe écologique en cours a partie liée avec une crise profonde de la sensibilité au vivant.

Skiveren milite en faveur d’un pluralisme méthodologique et avance que la révolution des affects est une condition bien aussi essentielle de la transformation du monde. À ce titre, il appelle à une modification de nos habitudes perceptives et de nos dispositions affectives pour les rendre moins anthropocentrées et adéquates à l’état du système-terre.

Pourtant, cette disposition nouvelle, subjective, qui est prônée me semble difficilement conciliable avec un anthropocentrisme relativement radical : L’exhortation à une humilité morale revenant à cultiver notre attention aux choses met bien en position centrale le sujet éthique. Elle est précisément l’illustration du fait que le projet de dépasser l’anthropocentrisme est lui-même un acte anthropocentrique.

Ce courant de pensée exhibe paradoxalement injonction éthique et inscription explicite dans la tradition anti-humaniste dont elle représente un nouvel avatar.

Sur le positionnement anti-humaniste, on peut se rappeler la période structuraliste des années 1960-1970 pendant laquelle était menée une déconstruction du sujet et des humanismes. Or, des penseurs continuaient à accorder une importance particulière à cette dimension de la subjectivité que la tradition socialiste avait eu tendance à négliger. C’est le cas de Soper et évidemment de Gorz, notamment à l'encontre d’Althusser et du premier Foucault. Il s’était inscrit dans l’existentialisme marxiste d’après-guerre parce qu’il s’élevait contre le marxisme positiviste dominant à l’époque qui occultait l’agentivité humaine (et ceci dans la filiation des Manuscrits de 1844). Il suivait en cela Sartre dénonçant, en 1946, le déterminisme du matérialisme historique et ses grandes lois de développement historique au nom de la liberté humaine.

Cette pensée de l'historicité est à mon sens lacunaire dans la mesure où elle ne met véritablement en scène que les individus et collectifs producteurs d’histoire (bien qu’il faudrait relativiser si on examinait la théorisation sartrienne du pratico-inerte). D’un autre côté, un naturalisme vulnérable à la construction de la matière comme un méta-sujet me semble également lacunaire et problématique : Le refus légitime de la polarisation sujet-objet et la mise en exergue la réciprocité dans leur relation oblitère la position spécifique du sujet humain.

Or la mise en question de l’exceptionnalisme ne dispense pas d’opérer une qualification des différences entre co-actants, et notamment de s’interroger sur le statut des nouveaux protagonistes du drame historique. Bref, l’histoire n’est pas seulement mais également faite par les humains. Il faut trouver les outils théoriques pour cheminer sur une ligne de crête : critiquer une ontologie moniste/continuiste sans toutefois soutenir la thèse d’un sujet acteur de l’histoire omniscient et omnipotent.

Deuxième notion problématique, celle d'alliance interspécifique

Il y a des enjeux théoriques et politiques intéressants de l’extension du concept de travail et corrélativement de celui de sujet politique de la résistance. Aux animaux d’abord. Paul Guillibert a traité cette question dans précédente séance de ce séminaire. Dans Révoltes animales, Fahim Amir avance par exemple qu’ « il suffit de s'opposer à la domination exercée sur soi pour s'avérer politiquement actif » (p. 8) et décrit plusieurs situations de « compagnonnages de lutte » entre humains et animaux.

Cette mise en exergue d’un continuum de résistances débouche sur la question épineuse des alliances inter-espèces, et du ou des types d’agentivité impliqués dans l’action politique.

Je voudrais l’illustrer avec Nous ne sommes pas seuls de Lena Balaud & Antoine Chopot, proches du mouvement des Soulèvements de la terre. Le livre a suscité des recensions positives mais, alors qu’ils annonçaient promouvoir une alliance féconde entre anticapitalisme et nouvelle philosophie du vivant, il m’a laissée perplexe.

Bien qu’ils pointent son absence d’analyse des rapports de pouvoir capitalistes, ils s’alignent sur Latour pour tenter de défendre l’horizontalité des co-actants – humains, non-humains biotiques et abiotiques. Je cite : « Tout conflit politique peut se comprendre comme un antagonisme entre des agencements écopolitiques divergents - et non seulement comme un conflit entre différentes parties sociales. Cela apparaît clairement sur la ZAD [de Notre-Dame-des-Landes]: dans la confrontation entre d'un côté un réseau composé d'avions, de macadam, de kérosène, d'entreprise du BTP, de flux économiques, de bureaux d'études environnementales, de policiers et de cellules de renseignements, d'entreprises privées, de voyagistes, de touristes et de boutiques ; et de l'autre, un réseau composé de maraîcher.es, de tritons marbrés, de vaches, de blé anciens, de naturalistes, de landes, de bibliothèques, de ruches, d'une radio pirate, d'un atelier de réparation des machines agricoles et d’un “non-marché” de produits maraîchers » (p. 99).

Or, sur la base du présupposé d’une lutte partagée au sein de ce réseau se pose la question épineuse de l’incarnation des solidarités possibles, de ses modalités concrètes ; d’autant qu’ils reconnaissent que si les animaux et plantes sont capables d'une agentivité primaire, on ne peut leur reconnaître un « agir politique organisé qui, incombe bien, en dernier instance, à des vivants humains » (p. 52)

Ils reprennent alors la thèse de Jason Moore sur la fin de la nature bon marché et docile qui se manifeste par de nouvelles formes d'insubordination de masse, en invitant à manifester une attention à leur indiscipline, à leurs comportements de résistance, qui est l’expression de leur marge d'autonomie (p. 291).

Les plantes invasives (superweed) représentent par exemple « une indiscipline interne aux environnements de la mise au travail, déstabilisant les élites industrielles et leurs ingénieurs, avec laquelle ils doivent sans cesse apprendre à composer » (p. 193). Qualifier de refus de nature politique la simple existence de ces plantes me semble discutable. Et pourtant, ils avancent qu’avec ces êtres doués d'agentivité et non de parole humaine, nous devons tisser des relations depuis le plan de ce que l'on partage : l’action politique commune ou conjointe. Envisager l'alliance avec cette nature rebelle, « c'est alors se demander comment des gestes politiques vont pouvoir amplifier et porter plus loin ces refus, et par là amplifier la portée et le sens de nos propres gestes » (p. 231).

Bien qu’ils ne participent pas à la délibération démocratique, on peut néanmoins accéder au point de vue (je souligne) des autres cohabitants de la terre « à partir de la manière dont ils nous affectent (je souligne encore) et dont ils transforment en retour notre point de vue, par un mouvement d'altération mutuelle. » (p. 261). Et encore : Il s'agit de « trouver les manières de porter leurs actions réelles, et de parler depuis ces actions et la manière dont elles nous affectent, pour faire apparaître la communauté politique que nous tissons avec elles » (p. 290).

Balaud et Chopot indiquent qu’« à chaque fois, ce n'est pas une plante ou une force naturelle qui agit et fait alliance seule, mais notre manière de nous y rapporter, notre manière d'y voir un monde commun à soutenir contre un ennemi partagé » (p. 312-313). D’ailleurs, le livre a, écrivent-ils, vocation à contribuer à l'émergence d' « un camp politique des Terrestres » (p. 19) et à l'invention de nouveaux répertoires d'action, fondées sur des formes de perception des puissances d'agir non-humaines absentes de la tradition humaniste anthropo-hégémonique.

Nous sommes donc dans une théorie des affects qui postule des refus politiques de la part d’êtres biotiques et abiotiques mais ne fournit aucun critère susceptible d’établir et de définir ces refus autre, en dernière instance, que celui d’une reconnaissance de part de sujets humains doués d’une perception aiguisée, post-anthropocentrée.

Une alliance ne supposant pas nécessairement de pacte explicite, ils précisent : « nous joignons nos actions non pas aux intentions avérées de nos allié.es, mais aux effets intentionnels et non intentionnels de leurs actions. » (p. 310-311). De nombreuses illustrations de natures rebelles sont fournies, généralement sans analyse suffisante de la dynamique des forces en jeu.

Premier exemple : lors d’une lutte en Aveyron contre l’implantation de sept hectares d’éoliennes industrielles sur des terres agricoles, le vent a abattu les mâts de mesure de RTE. Dans ce cas de figure, tisser une alliance politique terrestre a selon eux consisté à « reconnaître que le aveyronnais vent a […] réussi à faire obstacle à cette industrie, a produit une différence dans une situation de pouvoir » (p. 312).

Second exemple : des goélands argentés chassent les drones de la police dans les airs lors d'une manifestation de Gilets jaunes à Paris et « auront participé bien malgré eux à visibiliser le fait que la police utilisait hors de tout cadre légal ces engins de surveillance » (p. 220).

On voit là postulée une réciprocité dans l’action alors que sa condition de possibilité, l’intentionnalité (qui suppose un degré de réflexivité) est considérée comme non nécessaire !

Les auteurs citent d’ailleurs l’exemple des balbuzards au sud d'Orléans durant le combat Loire Vivante pour concéder que les alliances plus qu’humaines sont traversées de malentendus et d'équivoques dans la mesure où ces couples venaient simplement nicher (p. 315- 317). Dans les luttes des Soulèvements de la terre, ce narratif anthropomorphique a montré une efficacité stratégique incontestable pour bousculer les imaginaires. Ici, en revanche, ils prétendaient bien théoriser la résistance de toutes sortes d’entités non-humaines et l’existence d’alliances multispécifique. Le résultat est de ce point de vue décevant.

Au sein de ce mouvement de pensée, on peut accorder une place un peu particulière à Morizot qui marque également le livre de Balaud et Chopot. Il élabore un naturalisme qui évite les brouillages conceptuels posthumanistes, non seulement entre humain et animal mais entre organique et inorganique. Pour autant, l’humanisme relationnel qu’il propose ne débouche pas davantage sur une distinction entre différentes agentivités ni sur une analyse fine du cadre socio-historique des relations à la nature et de leur conflictualité intrinsèque ; à la différence du livre d’Anna Tsing, Le Champignon de la fin du monde sur les champignons matsutakes, qui rend compte très précisément des dynamiques capitalistes globales et locales et fait relativement exception au sein de cette littérature.

La boussole de l’écomarxisme

En raison des difficultés concernant cette conception matérialiste particulière de la nature/du vivant, de l’agentivité, de la subjectivité, des alliances politiques, il n’est à mon avis pas question de substituer ce nouveau matérialisme à l’ancien - ceci en réponse à la question que j’ai choisie en titre ce séminaire : quel(s) matérialisme(s) pour l’écosocialisme ?

Il n’est pas question non plus de ranger Marx parmi les pionniers de l’écologie ou de nier les contradictions que recèle l’immense corpus marxien et marxiste, y compris un historicisme évolutionnisme supposant l’arrachement à la nature.

D’après Lettow, un type d’ontologie se fondant sur la science qui minore l’agentivité humaine en faveur de forces supra-sociales s’est déjà présenté dans la tradition du matérialisme historique. Est cité La Dialectique de la nature d’Engels qu’elle met en contraste avec d’autres textes : Les Thèses sur Feuerbach, introduisant le concept de praxis, et l’Idéologie allemande qui se réfère à l’activité d’individus réels produisant les conditions matérielles de leur existence. Au sein de ce corpus, elle appelle à réhabiliter la tradition portant une attention à la matérialité et aux dynamiques caractérisant le monde non-humain sans souscrire à une version scientiste ou ontologique du matérialisme.

Quoi qu’il en soit, la qualification globale d’anthropocentrisme adressée à ce « vieux » matérialisme me semble injustifiée, tout particulièrement envers l’écomarxisme. On y appréhende depuis longtemps la co-évolution de l’humain et de la nature, la co-constitution des sociétés et de la biosphère et leurs interdépendances, leurs échanges métaboliques - le métabolisme renvoyant à la matérialité des processus économiques, pris dans des flux d’énergie et de matière. Il y a également matière à une critique de l’instrumentalisation de la nature par le capital, de son exploitation liée à celle des humains – qu’il s’agisse de combustibles fossiles ou des puissances d’auto-engendrement du vivant par les biotechnologies.

Bref, cette tradition peut parfaitement intégrer l’apport des nouvelles philosophies du vivant qui proposent un éclairage stimulant sur la solidarité fondamentales entre tous les existants. Le marxisme est aussi une ontologie relationnelle mais elle est profonde plutôt que plate, précise utilement Knudsen. On y trouve à mon sens de nombreuses ressources permettant d’éviter la pente glissante de la « symétrisation » latourienne qui postule une horizontalité fictionnelle des relations socio-écologiques au sein des enchevêtrements.

En témoigne notamment le chapitre 1 de Terre et capital de Paul Guillibert qui revendique un naturalisme historique et politique, un concept forgé avec Frédéric Monferrand. Il nous invite à tirer toutes les conclusions de la conception matérialiste de l'histoire requise par le Capitalocène : L'histoire des sociétés résulte de la production des conditions matérielles de l'existence humaine selon des modes déterminés, mais leur trajectoire est conditionnée par les milieux (p. 34).

Guillibert reprend la double thèse d'une historicité de la nature et de la naturalité de l'histoire en rapport avec la thématique de l’autonomie : La nature socialisée reste autonome dans la mesure où le vivant se déploie spontanément, indépendamment des représentations que nous en formons. Elle désigne par conséquent bien « une puissance causale » (p. 59). Mais elle a une histoire sociale parce qu’elle est transformée par des activités humaines et culturellement représentée. En somme, l'histoire autonome de la nature est largement modifiée par une histoire hétéronome de la nature.

L’hétérodoxie d’Andreas Malm

Je voudrais m’attarder en dernière partie sur Avis de tempête en lequel j’ai trouvé une boussole particulièrement utile. Malm recourt à la définition de la nature donnée par Soper dans What is Nature? (p. 132-133). Il s’agit des « structures et processus matériels indépendants de l'activité humaine (au sens où ils ne sont pas un produit de la création humaine), dont les forces et les puissances causales sont les conditions nécessaires de toute pratique humaine et déterminent les formes que celle-ci peut prendre » (p. 28). Il partage par conséquent la réfutation du constructionnisme avec le nouveau matérialisme, mais s’élève son anti-anthropocentrisme radical et prend le contre-pied de la logique actuelle de déconstruction des dualismes :

Comme son collègue à l’université de Lund, l’anthropologue Alf Hornborg, il affirme qu’on ne peut se dispenser de cette catégorie de nature. Nature et société ne constituent pas des domaines séparés de la réalité mais des outils analytiques. Cette distinction est essentielle pour élucider la manière dont les propriétés de la société s’articulent étroitement avec celles de la nature (p. 58). Empruntant à la philosophie de l’esprit, Malm soutient alors une position de monisme de substance et de dualisme de propriété. Autrement dit, le social et le naturel partagent une même substance matérielle mais sont pourvus de propriétés significatives distinctes qui font qu’on ne peut les assimiler. Dans cette perspective, il fait valoir que le matérialisme historique – qui correspond à cette position - permet de s’attaquer non seulement au dualisme cartésien mais également au paradigme hybridiste de Latour et ses héritiers, qui relève d’un monisme de substance mais également de propriété puisque les co-actants partagent les mêmes attributs essentiels.

Afin de dépasser leurs apories respectives, il rend compte de la dialectique existant entre société et nature en faisant appel au courant du réalisme critique, une théorisation alternative de la causalité multiple mais qui, à la différence du nouveau matérialisme, pense la différenciation entre les entités et niveaux de réalité ainsi que l’existence de structures :

Les êtres humains sont faits de matière (je souligne) mais les relations sociales ne peuvent en être déduites. De telles relations, tout à fait matérielles en substance et entièrement impensables en dehors de la nature, manifestent ce qu’on appelle, des propriétés émergentes différentes de cette nature (p. 55). Une propriété émergente est la propriété d'un système qui résulte de l'organisation de ses éléments. L’une des illustrations classiques est celle du rapport entre cerveau et esprit : l'intentionnalité constitue une propriété émergente qui ne saurait être réduite à la base matérielle sur laquelle elle se développe.

Malm se fonde sur les Grundrisse pour avancer que les composants naturels « sont agencés en des rapports à partir desquels émerge une société, en un système doté de propriétés nouvelles que l’on ne trouve nulle part dans la nature » (p. 65). Le changement climatique réside précisément dans la manière dont « les rapports sociaux se combinent à des rapports naturels qui ne sont pas de leur fait » (p. 69). Or, pour le philosophe et théoricien australien de la décroissance Clive Hamilton que Malm convoque, nous sommes depuis plusieurs décennies confrontés à « la prééminence de « la puissance d’agir (agency) humaine et c’est ce qui fait des humains la curiosité (freak) de la nature » (p. 106).

Malm ici partage une critique déjà adressée au nouveau matérialisme par d’autres commentateurs : par souci d’éviter la pente glissante de l’exceptionnalisme humain, l’absence de différenciation entre les différents types d’agentivité entraîne l’impossibilité d’imputer la responsabilité. Il insiste : « Plus les humains ont transformé la nature [au moyen du travail], au cours de leur histoire, plus celle-ci revient affecter leur vie da façon intense » (p. 71). C’est le paradoxe de la nature historicisée. « Plus qu’une revanche de la nature, il s’agit d’une revanche de l’historicité déguisée en nature » (p. 72). Comme Balaud et Chopot, Malm établit à cette occasion un parallèle entre l’autonomie des prolétaires vis-à-vis du capital, théorisée par l’opéraïsme, et l’autonomie des processus biogéochimiques vis-à-vis du capital, mise en exergue dans le livre Autonomous Nature, de l’historienne écoféministe Carolyn Merchant. Elle montre qu’en face de la nature que l’on maîtrise (ou a cru maîtriser) à partir de la révolution scientifique du 17e siècle, une nature imprévisible, récalcitrante s’est manifestée au cours de l’histoire par des événements extrêmes et incontrôlables, qui résultent des actions humaines.

Malm préserve la distinction entre autonomie humaine et naturelle qui me semble pertinente : Les processus biogéochimiques ont bien leur autonomie relative (sous influence humaine) puisqu’ils obéissent à leurs propres lois, et non aux lois du capital. Mais c’est l’expression d’une capacité auto-régulatrice. L’autonomie de la nature est dépourvue de capacité d’action consciente, contrairement à celle du travail. Sa conclusion le sépare radicalement de celle de Balaud et Chopot : « La nature ne pourra jamais être un sujet révolutionnaire […] ; ses retours de flamme (blowbacks) sont aléatoires et non subjectifs » (p. 180). Il conclut : « la libération de la nature […] ne peut être l’œuvre de la nature elle-même (du moins pas si elle doit être compatible avec la libération de l’humanité) » (p. 184). Ou bien, pour reprendre les termes de Gorz puis Soper qui ont articulé une perspective marxiste à un engagement humaniste contre une lecture déterministe du matérialisme historique : seuls les êtres humains sont en mesure d’évaluer consciemment leur impact sur le système-terre et de révolutionner leur mode de production et de consommation.

En conclusion, je considère que, grâce aux nouveaux matérialistes, la quête de la subjectivité révolutionnaire, pérenne à gauche, est maintenant plus attentive à notre inscription dans le vivant. Néanmoins, nous devons penser à la fois le caractère relationnel de l’identité et le caractère distinctif des entités multiples qui composent le monde. Puisqu’il s’agit d’un travail en cours, non abouti, je suis très intéressée par vos réactions à mon effort pour ne pas être prise dans le mouvement de balancier de l’histoire des idées entre des polarités ; en l’occurrence, l’humanisme opérant selon une logique binaire absolue vs une réfutation non moins absolue de l’humanisme.

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Françoise GOLLAIN est sociologue, retraitée de l’enseignement universitaire britannique et spécialiste de l’œuvre d’André Gorz. Elle a notamment publié André Gorz, une philosophie de l’émancipation (2018) et avec Willy Gianinazzi, André Gorz, Leur écologie et la nôtre. Anthologie d’écologie politique (2020). Elle a été membre du comité de rédaction d’Entropia. Revue d’étude théorique et politique de la décroissance.

29/09/2024


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