Communs et féminisme de la subsistance

Sara Marano

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Texte de l'intervention de Sara Marano au séminaire « Capitalisme cognitif » du 15/05/2023

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Pour commencer, je tiens à remercier les organisateurs du Séminaire Capitalisme Cognitif pour m’avoir invitée à participer, ainsi que pour continuer à faire fonctionner ce Séminaire comme un lieu de véritable débat et dialogue entre différents approches critiques et aussi entre théorie et pratiques d’expérimentation sociale.

Mon intervention essayera de dégager quelques pistes d’analyse du commun qui émergent des écrits de l’école du féminisme de la subsistance. Le point de vue privilégié sera ici celui de la production de nourriture et des relations de production agro-alimentaire : on verra que ce choix est légitimé par les orientations des théoriciennes que j’analyse, ainsi que par les exemples de lutte auxquelles elles font référence.

Rupture métabolique du capital et nourriture : les Food Regime Studies

Comme le montre bien Flaminia Paddeu dans l’introduction de son livre, la disparition de l’agriculture urbaine du milieu du XIX siècle à l’après-guerre, qui se manifeste comme rupture métabolique des flux de matière organique entre les zones urbaines et leurs ceintures maraîchères, est l’un des symptômes majeurs de l’avènement de l’Anthropocène. En analysant les effets historiques de cette rupture métabolique sur la production, la circulation et la consommation de nourriture, l’école des Food Régime Studies mette en lumière la capacité des cycles d'accumulation successifs, à travers une dynamique de globalisation du système de la nourriture, de camoufler ce que Marx avait décrit comme une rupture métabolique entre la société capitaliste et les besoins reproductifs des cycles biophysiques de la nature.

Dans de tels cycles d’accumulation politiquement organisés, les relations agroalimentaires sont centrales car elles soutiennent les exigences matérielles des sociétés : la satisfaction des besoins essentiels, les nécessités de la subsistance et de la reproduction sociale, ainsi que la reproduction biophysique de la force de travail. De ce rôle de « système alimentaire » découle également une partie de la légitimité politique sur laquelle le système capitaliste peut compter, ainsi que les difficultés à le contester : comme l’a écrit Aurelian Berlan dans son livre Terre et Liberté, l’adage « On ne mord pas la main qui vous nourrit » reste d’actualité.

Le premier régime alimentaire du capital est identifié comme le régime impérial-colonial de la Grand Bretagne à partir du XIX siècle, lorsqu'un prix mondial des céréales est établi. Le deuxième moment charnière est généralement décrit comme le régime alimentaire construit autour des Etats-Unis au lendemain de la Seconde guerre mondiale : il était basé sur les nouvelles technologies de la révolution verte, exporté dans les pays du Tiers monde, avec le contemporain écoulement des excédents agroalimentaires américains via la politique des aides alimentaires.

Le dernier régime alimentaire dans l'ordre chronologique est souvent appelé le régime des corporations. Ce régime alimentaire, qui est conventionnellement considéré comme toujours en vigueur, bien qu'en proie à de graves tensions et contestations, a pour hypothèse implicite de légitimation que le marché libre garantit mieux la sécurité alimentaire. Les processus de classe et géographiques les plus évidents de ce régime alimentaire sont une poussée, dans le Sud globale, vers la prolétarisation de la paysannerie et l'urbanisation. Avec une dynamique de financiarisation accrue, ce processus a provoqué une abstraction supplémentaire de la nourriture dans sa relation organique avec les êtres humains, ainsi que une artificialisation de la nourriture, décomposée et recomposée en « produits alimentaires » le long des chaînes de valeur mondiales.

Le féminisme de la subsistance : le travail reproductif à l’époque des nouvelles enclosures

Précisément au sein des tensions et contestations vis-à-vis du régime alimentaire des corporations, vers la fin des années ’70, émerge la perspective du féminisme de la subsistance. Il faut remercier Géneviève Pruvost en France pour le travail de relecture et d’individuation d’élément communs entre différents théoriciennes et théoriciens, même au-delà de l’école de Bielefeld, qui donne le nom à ce courant de pensée, jusqu’à y intégrer les contributions de Silvia Federici à partir des années 1990, en particulier les textes contenus dans le recueil Réenchanter le monde.

Pour toutes ces théoriciennes, il est essentiel de passer d'une vision de la question agraire centrée sur l'État (fonctionnelle aux lectures développementalistes de la transition agricole) à l'Histoire globale, qui met en évidence le prix à payer par les périphéries du monde capitaliste pour les compromis sociaux européens ou américains : la perte de leur sources de subsistance. L'échange inégal, donc les relations globales de circulation, sont politisées en même temps que les relations de production. Le point de vue des périphéries permet de comprendre que l’externalisation des couts du développement (sur le travail domestique, sur le Sud Globale, sur la résilience des cycles biologiques et sur les générations futures) est une condition essentielle pour le développement lui-même. Pour cette raison, les discours développementistes pour lesquels l’émancipation consisterait à rattraper un retard sont à refuser, et ça vaut tant pour l’émancipation féminine que pour l’émancipation des peuples du Sud du monde. On peut faire émerger ici un des premier points d’une définition de la perspective du féminisme de la subsistance : il faut redéfinir un concept de « vie bonne » qui n’aspire pas à généraliser le niveau de vie des classes dominantes, mais qui se propose comme tache de chercher une idée de liberté dans les limites de la nécessité naturelle, c’est-à-dire la seule liberté qui puisse vraiment être généralisée à tout le monde. A partir de cette exigence éthique, on peut analyser la vision du commun qui émerge de cette perspective.

Dans les années 1970, à partir du caractère toujours renouvelé des dynamiques d’accumulation capitaliste, le premier constat est celui d’une nouvelle vague d’enclosures, c’est-à-dire de fractionnement, clôture, intégration plus ou moins violente au marché globale et privatisation de nouvelles dimensions de la réalité et de nouvelles terres. En plus des attaques au welfare et de la précarisation du travail salarié à nos latitudes, elles se concentrent en particulier sur l’intégration au marché capitaliste des pays de l’ex bloc soviétique, ainsi que sur l’accaparement des terres et des savoirs traditionnels dans le Sud globale. La compréhension de ces dynamiques a tout à gagner d’une lecture forgée à partir d’un point de vue féministe, c’est-à-dire « un point de vue construit dans les luttes contre la discrimination sexuelle sur le terrain de la reproduction, que est le socle sur lequel la société est construite, et à partir duquel tout modèle d’organisation de la société doit être évalué ». (Federici, p. 119).

Silvia Federici en 1990 écrit que « la dernière décennie a été marquée par la plus grande vague d’enclosures de l'histoire des communs de la planète » (p. 32). Elle observe ce phénomène et ses conséquences en particulier en Afrique. Federici interprète la soi-disant « crise de la dette » non pas comme une crise de productivité, mais plutôt comme une crise productive pour le capital, qui en Afrique a l’objectif politique principal de redéfinir les rapports de propriété de la terre via le démantèlement de la propriété communautaire, qui est interprétée comme la cause principale de l’arriération de l’économie africaine (p. 58). En réalité, selon Federici, l’accaparement de la terre est la précondition pour la commercialisation des produits de l’agriculture africaine et pour la création d’un prolétariat discipliné et dépendent du salaire. Mais, dans les années 1990, encore au moins le 60 pour cent de la population africaine dépendait de l’agriculture de subsistance, pratiquée surtout par des femmes, dans les villages comme en ville. Cela impliquait que, même pour les salariés urbanisés, le lien avec les villages d’origine restait fondamental pour avoir accès à la nourriture quand on était en grève, au chômage ou trop vieux et vieilles pour continuer à travailler. Le village, encore dans les années ’90, était la base reproductive de beaucoup de pays africains et, selon Federici, constituait une source de résistance aux plans du capital. A ces résistances ont donné une réponse les politiques monétaires du FMI et, ensuite, le Plan d’ajustement structurel de la Banque Mondiale. Les financements étaient adressés surtout à l’industrialisation de l’agriculture à des fins d’exportation, et soumis aux dictats de libéralisations des importations et de fin des mesures de protection du standard de vie des travailleurs.

Federici conclue que l’objectif de la crise de la dette était donc de soumettre la population au travail salarié et à la rente : il s’agissait de la tentative systématique de détruire cette capacité du commun du village à produire la vie, pour la substituer avec la capacité de produire de la plus-value.

C’est dans ce contexte qu’elle lit les phénomènes de moderne « chasse aux sorcières » en Afrique, qui conte un nombre d’attaques aux femmes qui se sont intensifiés jusqu’à des dimensions sans précèdent par rapport à la période précoloniale. Selon elle, la globalisation des économies africaines, avec l’énorme bouleversement des économies locales, a contribué à dégrader la position sociale des femmes, et a créé des intenses conflits intergénérationnels pour l’usage des ressources naturelles (p. 72). Les accusations de sorcellerie sont des moyens puissants pour avoir raison des résistances aux expropriations de terre ; ensuite, la diminution de terres communes rompe la solidarité communautaire et, quand les relations monétaires deviennent hégémoniques, les activités reproductives des femmes sont tendanciellement dévalorisées.

Un autres phénomène qui peut être lu comme conséquence des mêmes procès économico-politique sont les plan de la Banque Mondiale pour endiguer la pauvreté féminine : la stratégie de convertir les régimes de propriété communautaire de la terre au régime de propriété individuelle afin d’obtenir des prêts pour démarrer des activités entrepreneuriales au détriment de l’agriculture de subsistance. En réalité, comme le montre Maria Mies, ces programmes « d’intégration au développement » causent une subjection des femmes aux maris dans le travail de culture agricole pour le marché, et contribue à dévaloriser ultérieurement le rôle des femmes au sein des communautés. Cette analyse de cas concret de « guerre à la subsistance » nous permet de revenir à la définition de perspective de subsistance. Maria Mies définit la subsistance comme suit :

« La production de subsistance ou production de vie comprend toute la main-d'œuvre qui est consacré à la création, à la recréation et à l'entretien de la vie immédiate et qui n'a pas d'autre but. La production de subsistance s'oppose donc par définition à la production de marchandises et de plus-value. Pour la production de subsistance le but est "la vie" ; pour la production marchande, c'est "l'argent", qui "produit" toujours plus d'argent, ou l'accumulation de capital. Pour ce mode de production, la vie n'est, pour ainsi dire, qu'un accident. Il est typique du système industriel capitaliste qu'il déclare tout ce qu'il veut exploiter gratuitement comme faisant partie de la nature, comme ressource naturelle ».

Selon Mies, il y a ici un lien structurel, et pas seulement analogique, entre la dévaluation capitaliste du travail paysan de subsistance et du travail des femmes : la division entre travail salarié et travail ménagère, production et reproduction, a été possible seulement à travers la naturalisation des deuxièmes pôles de ces binômes.

Contre la tragédie des commons : Mies, Bennholdt-Thomsen et Merchant

Ce cadre analytique permet à Maria Mies et à Veronika Bennholdt Thomsen de critiquer le célèbre article de Garret Hardin, La tragédie des commons. Les thèses de Hardin sont bien connues et fortement critiqués depuis que l’article a été publié, en 1968, notamment pour la confusion qu’il alimente entre res communes, les choses qui sont gérées en commun, et res nullius, les choses qui sont considérées comme propriétés de personnes et en libre accès. Pour synthétiser, sur la base de ces prémisses brouillées, il nie toute possibilité de gestion soutenable des ressources naturelles en commun. L’exemple qu’il porte pour justifier son postulat est celui d’un pâturage géré en commun, qui serait inévitablement soumis à surexploitation et épuisement. Sans beaucoup d’originalité, l’individualisme méthodologique et une anthropologie négative qui décrit l’homme comme un agent rationnel purement orienté à son intérêt privé l’amènent à cette conclusion sombre. La solution est double : d’un côté, la privatisation des communs, qui seule peut garantir la responsabilité sur le bon usage des ressources et la maximisation de leur productivité ; de l’autre, la fin du laissez-faire en matière de reproduction humaine.

Ce qui nous intéresse ici de la critique que les féministes de la subsistance portent à ces textes sont deux points. En premier lieu, elles affirment que, à dépit du titre de l’article, Hardin ne parle pas vraiment de communs dans ce texte, mais seulement de politiques démographiques de limitation de la population globale, dans une perspective mécaniquement malthusienne. De fait, Hardin adopte un horizon selon lequel le travail de reproduction (dans le cas spécifique, faire des enfants) serait un processus purement naturel et, plus que ça, un processus destructeur des ressources naturelles. Les choix rationnels des femmes dans la procréation ne sont même pas pris en compte. De la même manière que la population humaine et sa reproduction, les communs dont il parle subissent le même processus de naturalisation. Tout d’abord, ils sont de-économisés : on ne voit plus qu’ils font partie d’un certain mode de production dans lequel ils ont un rôle précis et des règles communautaires de fonctionnement ; de conséquence, le travail humain de reproduction de ces milieux socio-naturelles est méconnus et nié.

La démarche argumentative de Hardin peut être démystifiée en faisant recours à une lecture des processus historique qui ont précédé la vague d’enclosures en Europe à partir du XVI siècle. Entre autres, c’est Carolyn Merchant qui nous en fourni une analyse à partir d’une perspective écoféministe dans La mort de la nature. Bien que ce texte, publié en 1980, ne contiennent pas directement des propositions politiques explicitement liées à l’idée de subsistance, il consiste néanmoins d’une référence souvent mobilisée par le courant du féminisme de la subsistance, et en particulier par Vandana Shiva, au sein de ses travaux qui portent sur les conflits entre une épistémologie de la nature au service des dynamique d’accaparement biotechnologique et les savoirs traditionnels des communautés en lutte.

La mort de la nature est un livre très impressionnant qui porte sur les tensions complexes entre différents visions de la nature et des femmes, différents attitudes normatives vis-à-vis de l’usage de la nature, tout cela vu comme champ de bataille au sein duquel a émergé la Révolution Scientifique. Un des mérites principaux de cet œuvre est celui d’analyser les tensions entre vision organiciste et vision mécaniciste de la nature qui vont au-delà d’un simple dualisme excluant, en faisant émerger, par exemple, des différents « variantes » de ces deux visions. L’autre grand élément de force du livre demeure dans une écriture qui s’attache à mettre constamment en friction les discours à caractère normatif avec les discours descriptifs, les changements culturels, l’histoire environnementale et l’histoire des luttes sociales.

Dans le chapitre deux, intitulé Ferme, fagne et foret, Merchant étudie l’écosystème qui était l’Europe au début des temps moderne « en considérant les sous-systèmes naturels et culturels dans leur interaction dynamique » (p. 89). Comme l’anticipe le titre du chapitre, elle se concentre sur trois types de communs naturels particulièrement importants pour l’économie de l’époque : les communes agricoles, les fagnes et les forêts. Sa reconstruction des luttes autour des communs agricoles contre explicitement la vision mécaniste de l’accroissement démographique telle que postulé par Hardin. En s’appuyant sur la vaste littérature historiographique disponible sur le thème, Merchant affirme que, pendant le moyen âge, l’économie agraire européenne, basé sur un système d’interdépendance de culture et élevage, était plutôt stable d’un point de vue écologique. Elle y identifie pourtant un élément déstabilisateur, c’est-à-dire la structure hiérarchique de domination par des propriétaires terrains, qui s’appropriaient la plus-value sous forme de labeur, de services, de rente et des taxes (p. 92).

Merchant se penche sur la manière dont le parasitisme seigneuriale empêchait les paysans d’investir convenablement en animaux pour labourer et fertiliser le sol. Ce manque de fumier provoquera le défrichage de nouvelle terre autrefois utilisés comme pâturage et la conséquente mise en danger écologique de l’écosystème européen, surtout avec la lente, mais importante, croissance de la population. Toutefois, dans certaines régions d’Europe, des communautés de village avaient réussi à mettre en place une plus importante coopération du travail, ainsi qu’une règlementation globale de l’utilisation de l’eau, du pâturage, du ramassage du bois, permettant d’accroitre les rendements et d’améliorer la nutrition pendant un certain temps. Par conséquent, conclu Merchant, « dans des nombreuses régions, la pression démographique n’a pas entrainé une « tragédie des biens communs » générée par une compétition individualiste accrue, mais plutôt une activité de coopération démultipliée et une régulation collective de l’écosystème » (p. 96). C’était seulement quand à la coopération accrue et à la pression démographique s’est associée la fiscalité des propriétaires que l’économie médiévale et son écosystème s’est effondrée.

C’est à la lumière de cette complexe imbrication des rapports de force interhumaine avec des facteurs naturels qu’on doit lire, selon Merchant, la baisse de la productivité des cultures et la baisse de la disponibilité d’aliments pour la subsistance. Suite à ces conditions défavorables, auxquelles s’ajoute la peste bubonique, la population décroit à nouveau et voit la lumière une nouvelle configuration éco systémique au XVI siècle. Par la suite, les successives crises de subsistance ne furent pas homogène en Europe : « Dans les zones où la collectivité paysanne et l’autorégulation étaient fortes et les propriétaires terriens faibles […] les équilibres écologiques entre les hommes et la terre avaient pu être maintenus » (p. 97-98), alors que « là où les princes, les propriétaires terriens ou l’Etat étaient assez forts pour continuer à prélever des taxes élevées et à contrôler les ressources, l’écologie des sols souffrait » (p. 99). Les révoltes paysannes et les émeutes du pain en ville qui secouent toute l’Europe au XVI siècle sont donc à comprendre à l’intérieur de ce conflit.

Un autre exemple de gestion de contradictions écologiques présentées par Merchant est la naissance d’une agriculture de marché en Hollande, où l’augmentation des rendements agricole a été obtenue via une série d’innovations agronomiques qui avaient comme élément centrale la soustraction de terre à la mer et aux fagnes grâce à des énormes travaux de canalisation, rendu possibles avec l’invention de grandes machines (pompes à eau, moulins à vent). Leur utilisation, de la même manière que la reprise en force de l’industrie extractive, fut légitimée par une vision de la connaissance de la nature comme directement imbriqué à sa domination : une passivation de la nature était le présupposé nécessaire pour légitimer de telles formes de gestions et d’exploitation technologiquement très intrusive des écosystèmes. Merchant montre comme, à la même époque, la transformation de la métaphore plus ancienne qui assimilait la nature à une Mère, donc une femme, ne consistait pas en une dissociation des deux termes de la métaphore, mais en un changement de signe : la féminité subissait, comme l’idée de nature, un processus de passivation, qui était poursuivi violemment via la chasse aux sorcières, vu comme la tentative de purger le monde de son animisme. Si cette gestion des contradictions éco systémique était plus soutenable que le parasitisme seigneurial de l’Europe centrale, ça a été vrai seulement à court terme. De fait, elle présupposé l’activité coloniale comme source d’or et donc de circulation d’argent et possibilité d’accumulation. Ensuite, ces mêmes technologies ont été utilisées pour assécher les fagnes dans beaucoup de régions d’Europe, entrainant une perturbation permanente des équilibres éco systémiques ainsi que la soustraction des moyens de subsistance traditionnellement tirés de ces milieux de la part de classes populaires, par exemple en Angleterre, où « Comme dans le cas de l’enrichissement des sols, l’asséchements des fagnes anglaises profitait principalement aux classes riches ou à ceux qui possédaient des terres. Les perturbations des équilibres écologiques naturels bouleversa également l’écologie humaine : les améliorations de la productivité des terres n’étaient partagées ni par les pauvres ni par les occupants originaux des marais – les poissons, les oiseaux et les plantes des marais qui, au cours de millénaires, avaient évolué ensemble pour former des interdépendances écologiques complexe » (p. 112).

On voit alors que les améliorations techniques et agronomiques de cette époque ne sont pas à lire comme des passages automatiques d’une situation de misère à une d’abondance, qu’il suffirait de libérer des liens artificiels de la propriété privé pour en faire suivre une plus équitable répartition des avantages. Au contraire, il s’agissait plutôt de sélectionner des espèces, des modalités d’usage de la terre pour le substituer à d’autres, en obtenant un système plus efficace seulement du point de vue de la profitabilité et de l’intégration à un marché, y compris marché des produits alimentaire, en voie de globalisation, avec la justification d’une prétendue « supériorité des moutons domestiques sur les oiseaux sauvages, la prévalence du bétail bien nourri face à la plus grosse des anguilles et celle du grain sur le jonc », ainsi que à des raisons hypocrites de salubrité publique (p. 112).

Conclusions : les communs du féminisme de la subsistance

Revenons donc à Mies, Benholdt Thomsen et à leur critique de Hardin. Si Hardin ne connais pas ni le débat autour des communs fonciers dans le Sud globale, ni l’histoire des luttes autour des commun à l’époque de l’accumulation originaire, ces théoriciennes attribuent le succès de sa pensé à sa fonction de légitimation idéologique de ceux qui commencent à être appelé « Global Commons ». A la fin des années ’90, la nouvelle vague d’enclosures se manifeste au même temps que les agences internationales commencent à déclarer inviolables des ressources matérielles ou immatériels en tant que « communs globaux de l’humanité ». Selon Vandana Shiva, c’est les grand corporations du pharma et de l’agrobusiness qui opèrent des pressions vis-à-vis des organisations internationales pour faire reconnaitre les ressources génétique et le patrimoine biologique du Sud globale comme « héritage communs de l’humanité » comme instrument pour se garantir un libre accès à ces ressources via des brevets à des fins commerciaux, pour développer des médicaments, des produits alimentaires et des sources d’énergie pour « sauver l’humanité ». Federici explique ce processus comme un correctif que certains économistes et planificateurs capitalistes veulent apporter à l’approche « tout-marchandise » : dans certaines situations, le control collectif des ressources peut être plus efficace et moins controversé que la privatisation directe et les communs peuvent aussi être compatibles avec une production pour le marché. L’idée de base est que la domination de la forme-marchandise est un projet irréalisable et indésirable même du point de vue de la reproduction du système capitaliste. Ici encore, la théorie féministe nous aide à comprendre que l’accumulation capitaliste dépende structurellement de l’appropriation d’énormes quantités de matière premières et de travail qui doivent apparaitre comme externe au marché, comme dans le cas du travail domestique dont les patrons ont profité pour la reproduction de la force de travail (p.120).

Les féministes de la subsistance sont à ce propos très tranchantes : ils ne peuvent pas exister des Communs Globaux parce que les communs présupposent une communauté. Il s’agit là non pas d’une communauté basée sur une identité commune, mais plutôt sur le travail en commun, réalisé pour la maintenance et la reproduction des communs en question. Essayons alors de synthétiser les points saillants d’une perspective sur le commun comme mode de production qui sont émergé au cours de cette reconstruction, en sachant qu’ils peuvent résulter suffisamment controversé pour mériter une problématisation pendant le débat avec la salle.

  1. Ontologie La perspective de la subsistance partage le diagnostic d’un parasitisme du capital sur la vie qui, seule, est vraiment productive. Ce lien de dépendance non-symétrique implique donc l’idée du primat ontologique de la vie sur la production de la valeur. Toutefois, l’élément qui est mis au centre de cette idée de vie et de nature est sa capacité régénérative. Elle n’est ni totalement autonome, ni totalement maitrisable par des réparations technologiques : il s’agit de coopérer avec la nature en tant qu’êtres naturels pour préserver cette capacité reproductive.

  2. Ontologie sociale La perspective de la subsistance postule que la vérité d’un mode de production réside dans les modalités, en termes de rapports sociaux et de relations avec la nature, de répondre aux besoins essentiels de la vie quotidienne. C’est pour cette raison que la terre et la manière dans laquelle elle est cultivée représentent l’élément le plus important pour leur vision du commun comme contre-pouvoir. Comme le dit Federici, « la guerre de classe est une guerre qui a besoin de terrain ». S’affranchir de ça ne peut être que apparent, et consiste à dépendre du marché mondiale pour ses propres nécessités de subsistance, délocalisant la domination et l’exploitation ailleurs.

  3. Travail La coopération du travail sociale est de signe diffèrent selon que elle soit en coopération avec les forces de reproduction naturelles ou bien étroitement imbriqués dans les infrastructures capitalistes. Comme le montre bien Aurelian Berlan, les macro-systèmes techniques prennent en otage la classe ouvrière parce que elle est déprivée des savoirs et des moyens de production et reproduction qui l’ont rendu autonomes dans l’histoire. Cette deprivation n’est pas seulement de l’ordre de la privatisation pour le profit et la rente, mais bel et bien dans le bouleversement qui consiste en une réduction de possibilité de régénération des environnements naturels.

  4. Savoirs La sciences au service des applications techniques capitalistes est réductionniste. Comme le montrent Merchant et Vandana Shiva, cela signifie qu’elle opère une réduction qui est bien de l’ordre de l’abstraction, mais une abstraction réelle. Ses applications réduisent effectivement la capacité d’auto-régénération de la vie. Les nouvelles techniques de bioingénieure en agriculture, par exemple, ont transformé un processus écologique de reproduction en processus technologique de production, qui nécessite d’un environnement artificialisé. Cela pose problème, du point de vue des aspirations à la communisation, non seulement parce que se prête à des dynamiques d’accaparement via les brevets, mais aussi parce que ça contribue à éroder la biodiversité en terme d’espèces et de matériel génétique. Il s’agit là d’un processus qui, à l’échelle temporelle qui nous intéresse, n’est pas réversible et pose une hypothèque sur le futur. En outre, l’accent posé sur l’élément productif de l’intellectualité tende à déqualifier le travail et les savoirs de générations d’agriculteurs du Sud du monde, qui n’ont pas été obtenu en laboratoire.

L’idée de commun qui émerge est donc celle d’un commun qui présuppose de communautés non pas basé sur une identité spécifique, mais sur un travail en commun. Ce travail est à entendre comme processus matériel et ensemble de connaissances permettant de reproduire la communauté et le milieu naturel sur lequel elle s’appuie à niveau locale. Il me semble donc que le problème majeur consiste dans les difficultés de ce modèle à penser une coordination plus vaste de ce travail de production et reproduction de la vie dans le cadre d’une transition. Et cela à l’intérieur d’un mode de production qui a déjà élargie nos liens de dépendance vitale à un niveau globale par l’intermédiation de macro-systèmes techniques dont il est difficile, voire impossible de s’affranchir seulement à niveau locale, sans une perspective de planification plus large.

Références bibliographiques

Aurelian Berlan, Terre et Liberté. La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, La lenteur, Saint-Michel-de-Vax, 2021.

Francesco Brancaccio, Carlo Vercellone, Alfredo Giuliani, Le commun comme mode de production, Editions de l’éclat, 2021.

Silvia Federici, Il punto zero della rivoluzione. Lavoro domestico, riproduzione e lotta femminista, Ombre corte, Verona, 2012.

Silvia Federici, Reincantare il mondo. Femminsmo e politica dei commons, Ombre corte, Verona, 2018.

Garret Hardin, "The tragedy of the Commons" in Science, New Series, Vol. 162, No. 3859 (Dec. 13, 1968).

Carolyn Merchant, La mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la révolution scientifique, Editions Wildproject, Marseille, 2021.

Maria Mies, Vandana Shiva, Ecofeminism, Zed Books, London & New York, 2014.

Maria Mies, Veronika Bennholdt-Thomsen, The Subsistance Perspective. Beyond the Globalised Economy, Zed Books, London & New York, 1999.

Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, La découverte, Paris, 2021.


Sara Marano est doctorante à l'Université de Sciences Gastronomiques de Pollenzo et à l’Université de Turin. Ses recherches portent sur l'écologie politique marxiste, l'écoféminisme et les food studies.

05/02/2025


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